CHAPITRE XXI
Je contournai le bureau. Frascatti était assis au bord du fauteuil et ses mains pendaient presque jusqu’au plancher ; il eût suffi d’en toucher une pour le renverser. Impossible de le fouiller. Impossible également d’ouvrir le tiroir du bureau. Le corps le bloquait.
J’enveloppai ma main dans mon mouchoir et m’approchai des classeurs. Ils étaient fermés à clé. A la porte, j’essuyai d’abord la poignée, puis l’interrupteur. La lumière s’éteignit et je restai dans le noir. Je ne voyais plus Frascatti, mais mon désarroi était total.
Dans la grande salle, je perçus un remue-ménage.
On marchait doucement, mais pas assez doucement. Le plancher de la piste grinçait. Puis le silence se rétablit. Je sortis du bureau sans toucher à la porte, et m’aplatis contre le mur. Je distinguai une silhouette parfaitement immobile au bord de la piste, près du bar. J’attendis que l’inconnu bougeât de nouveau.
— Où êtes-vous, Al ? fit-il.
Je m’éloignai du mur et m’avançai vers lui. Je lui demandai :
— Qu’est-ce que vous me voulez, Chester ? Que faites-vous ici ?
— Ce n’est pas encore ouvert.
— Je sais, dis-je en lui prenant le bras et en l’entraînant vivement dehors.
Nous passâmes par le vestiaire, suivîmes le côté de la maison et gagnâmes la voiture.
Je lui serrai le bras comme dans un étau. Il restait silencieux et ne cherchait même pas à se dégager.
— Vous êtes venu à pied ? Demandai-je.
_ Non, j’ai laissé la voiture sur la route.
Il pointa le doigt. La voiture était bien là.
_ Vous vouliez voir Frascatti ?
— Qui c’est ?
Je l’attirai vers moi d’une secousse. Dans la lumière du crépuscule, il avait le visage jaunâtre.
— Que voulez-vous ?
— C’est pour Johnny, marmonna-t-il. Je croyais que vous l’aviez emmené. Alors, je vous ai suivi pour le reprendre.
— Il n’est pas rentré ?
— Je ne pense pas.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que c’est moi qui l’ai emmené ?
— Eh bien, j’avais demandé à la voisine de m’appeler au bureau si elle remarquait quelque chose d’anormal autour de la maison. Elle vous a vu emporter des valises…
— Elle sait que je suis le frère de Fay.
— Oui, dit-il.
J’attendis.
— Eh bien, je lui ai dit aussi de me téléphoner si jamais vous reveniez. Qu’est-ce que vous voulez ? Fay ne me dit plus rien, depuis que vous l’avez montée contre moi.
— Vous me racontez là une drôle d’histoire.
— C’est la vérité. Elle m’a téléphoné à l’heure où Johnny doit rentrer de l’école. Je suis revenu à la maison aussi vite que j’ai pu. Il n’était pas là, et vos bagages non plus. Je vous ai cherché au Pierre, et je vous ai vu partir. Mais je n’ai pu me rendre compte si le petit était avec vous ou non. Alors, je vous ai suivi. J’ai été retardé dans les embouteillages, mais j’ai aperçu votre voiture ici… Vous ne l’avez pas emmené, vraiment ?
— Non.
— Où est-il ?
— Vous êtes-vous renseigné chez les gens avec qui Fay a joué au bridge ?
— Je ne sais pas chez qui elle a joué, cet après-midi.
— Avez-vous demandé chez d’autres voisins ?
— Non.
— Cela devient plus grave. Combien de fois êtes-vous venu au Top Hat ?
— Je n’y ai jamais mis les pieds.
— Vous avez pourtant trouvé facilement la porte de derrière.
— Je savais que vous étiez là. J’ai essayé toutes les portes.
Il devint livide.
— Peut-être êtes-vous au courant, peut-être pas. De toute façon, vous vous tairez, ne serait-ce que pour Fay. Il y a un nommé Frascatti, là-dedans, assis à son bureau… Il a reçu une balle dans la tête. Ce n’est pas moi qui l’ai tué, mais ce pourrait être vous.
Mon beau-frère aspira une longue bouffée d’air, comme s’il venait de faire surface après une longue plongée. Il resta muet. Je lui lâchai le bras et montai en voiture. J’avais hâte de m’en aller. Il resta un instant bouche bée, à me regarder à travers le pare-brise, puis il pivota sur les talons et, malgré son embonpoint, détala comme un lièvre vers sa voiture.
Il ne prit pas le temps d’allumer ses phares. Le moteur gronda et, en moins de dix secondes, il avait atteint le quatre-vingts. Il devait foncer au commissariat de police. Il fallait que j’aille plus vite que lui.